Chronique du 14 Mars 2003
Une femme pleine de bon sens, la psychanalyste Françoise Dolto, racontait pendant une réunion publique à laquelle j’assistais qu’un jour, dans l’une des maisons vertes qu’elle avait contribué à créer, alors qu’elle venait assurer son tour de présence en tant que psychothérapeute, elle trouve les assistantes maternelles et les mamans complètement affolées. Que se passe-t-il ? « - Une petite fille a été violée, lui répond-on. - Où ça ? - À l’autre bout de Paris ! » Et voilà toutes les femmes qui se rassemblent autour d’elles. La mère Dolto (quand je dis la mère Dolto, évidemment, c’est affectueux) exige le silence et d’une voix très ferme, demande : « Est-ce que vous la connaissez cette petite fille ? » Non, personne ne la connaît. « Est-ce que vous savez ce qui s’est passé exactement ? » Non personne ne le sait. « Bon, dit Dolto, alors, tout le monde se calme. Là où cette petite fille s’est fait violer, il y a des gens pour s’occuper d’elle. Mais ici, il y a encore des enfants qui ont besoin de nous.» Sans me prendre pour Madame Dolto, et sans minimiser la situation, j’en ai un peu assez qu’on nous laisse entendre en haut lieu que la guerre en Irak va pratiquement avoir lieu ici. On recommence à le voir ces jours-ci : les hommes font le plein d’essence et stockent les jerrycans, les femmes se précipitent au supermarché et accumulent des bouteilles d’huile, du sucre, de la farine, des pâtes, du riz et du savon. On se demande pourquoi. Nous nous sommes en paix, aucun pays d’Europe n’est susceptible de nous déclarer la guerre, et sommes en économie de marché. Les entreprises ne vont pas s’arrêter du jour au lendemain de produire des biens de consommation, et nos banques continuent à fusionner allègrement malgré l’éventualité d’un conflit. Mais ça n’est pas ce qu’on lit dans les journaux, ce qu’on voit à la télé. Ce qu’on voit, ce qu’on entend, de la part de nos dirigeants c’est un catastrophisme drapé dans un discours moralisateur. Un mélange de haine antiaméricaine mêlé d’une culpabilité ancienne que la visite de Chirac en Algérie ne peut pas vraiment éteindre. Le discours de la classe politique française au sujet de la guerre en Irak me fait penser à celui des pires cancérologues quand ils vous annoncent que vous n’en avez plus que pour six mois, mais qu’ils ont de très bonnes chimiothérapies expérimentales. Quand on regarde le comportement du gouvernement français après l’intervention américaine en Afghanistan que voit on ? Je me souviens qu’il y a quelques mois, à la télévision, la réalisation dont le Quai d’Orsay était le plus fier, c’est la reconstruction des deux lycées français de Kaboul, ces deux lycées dans lesquels, je cite « la future élite d’un Afghanistan renaissant » pourrait se former de nouveau à la rayonnante culture française. Je n’ai pas entendu dire que la France reconstruisait des écoles dans les villages perdus du même pays. Pourtant, les enfants, y’a pas que l’élite afghane qui en fait. J’imagine sans peine que le Quai d’Orsay, à défaut de pouvoir empêcher l’expédition punitive de Bush (peut-on vraiment appeler ça une guerre ? Une guerre, ça se fait entre deux adversaires de force comparable) se console en préparant déjà les plans des lycées français de Bagdad. Mais les discours catastrophistes contribuent furieusement à faire oublier qu’ici et maintenant, il y a des choses à faire et des gens qui ont besoin de nous. Ces gens-là, nos afghans, nos irakiens à nous, les sans-abri, les SDF, les sans papiers, ceux qui vivent sur nos chaussées, sous l’hypocrite embargo de notre société bien propre sur elle, ces gens-là, si on ne s’en occupe pas, ce sont des types comme Sarkozy qui s’en occuperont. Et d’ailleurs, il est déjà en train de s’en occuper. Bref, faire comme si la guerre allait avoir lieu chez nous, ça n’est pas seulement irrationnel, c’est indécent. Hier, gare Montparnasse, j’ai vu un type pas propre sur lui, sale et hirsute, aborder un voyageur. Il le prend par la manche lui dit : « La guerre a pas commencé ? » L’autre répond que non. « Alors, t’as peut-être encore de quoi m’acheter un sandwich. Je veux pas d’argent, je veux un sandwich. » L’autre a hoché la tête, ils se sont dirigés vers la boulangerie et le clochard a pris un sandwich au thon. Un grand. Il perd pas la tête, lui, il oublie pas que la semaine prochaine, qu’on se batte ou non en Irak, lui, il aura toujours pas les moyens de stocker des pâtes ou de préparer la reconstruction du lycée français de Bagdad.
Martin Winckler
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