Chronique du 3 Mars 2003
Au seul énoncé du mot « cannabis », j’imagine que les sourcils se soulèvent, que les oreilles s’ouvrent et que certains auditeurs sentent déjà la moutarde leur monter au nez, tandis que d’autres pensent : « Ah, enfin, on en parle ». Eh oui, on en parle, dans un grand dossier publié par la revue scientifique « La Recherche » dans son numéro du mois de mars. Olivier Postel-Vinay y fait la synthèse des connaissances sur les effets réels de ce cette substance pour le moins controversée. D’après son article, le cannabis fait l’objet d’un consensus scientifique international assez solide et plutôt rassurant : on sait bien sûr le principal effet du cannabis est l’euphorie, la sensation de détente, et aussi un certain effet sédatif, qui conduit à le proposer à certains patients souffrant de maladies graves, ou soumis à des chimiothérapies, afin de combattre les nausées importantes que celles-ci entraînent ; mais figurez-vous que contrairement à ce que l’on a longtemps raconté, la majorité des consommateurs de cannabis ne passent pas à une drogue « plus dure » par la suite et le consomment plutôt en quantités modérées ; le cannabis ne provoque pas d’overdose, aucun décès n’a jamais pu lui être imputé directement et la consommation de cannabis n’augmente pas la mortalité de la population générale, alors que chaque année, en France, 100 000 personnes meurent directement des effets du tabac et de l’alcool et 13000 à la suite d’accidents médicamenteux. Et même si la consommation de cannabis n’est bien sûr pas anodine, vous trouverez d’autres informations tout aussi rassurantes dans l’article. Étant donné les données scientifiques qui font de la toxicité du cannabis une agréable plaisanterie comparée à celle des autres fléaux cités, on peut se demander d’où vient sa diabolisation. Un second article du même numéro de « La Recherche » montre qu’en France, le discours politique actuel fait fi des connaissances scientifiques, ou ce qui n’étonnera personne, les utilise à rebours à des fins électorales en diabolisant le cannabis et ses consommateurs. La raison ne peut pas en être seulement morale ou idéologique : en admettant - ce qui peut se discuter - que tout usage de drogue est moralement condamnable, celui du tabac, de l’alcool et des médicaments l’est aussi. Alors ? Alors, la raison véritable de la condamnation du cannabis est probablement économique. Car ce qui produit le cannabis, c’est le chanvre, qui pousse à peu près n’importe où, et qui est très facile à cultiver sans pesticides ni engrais - car c’est une mauvaise herbe ; le chanvre dont la solidité fait un matériau de choix pour la fabrication de vêtements et de tissus en tous genres mais aussi pour la construction ; le chanvre, dont la richesse en éléments nutritifs rend la graine aussi intéressante que la graine de soja ; le chanvre, dont le contenu en cellulose, plus important que celui du bois, permet de fabriquer du papier mais produit aussi une biomasse (autrement dit, de la matière sèche combustible) en quantités énormes. On peut même fabriquer à partir du chanvre des emballages plastiques bio-dégradables. Autant dire que la culture du chanvre fournirait des alternatives économiques et non polluantes à de nombreux matériaux actuels. Et c’est peut-être là que le bât blesse. Le chanvre, dont on pourrait très bien cultiver des variétés contenant très peu de tétrahydrocannabinol - la substance psychotrope appréciée des fumeurs - est un concurrent économiquement redoutable, et pas seulement pour le tabac. Je ne vous donnerai qu’un seul exemple : aux Etats-Unis, qui le cultivait comme tous les pays du monde et en fit un énorme usage pendant l’effort de guerre, le chanvre fut la cible, dès les années 30 - et alors même que le cannabis n’était pas considéré comme un stupéfiant - d’une campagne de lobbying intense. Cette campagne fut menée par un conseiller de Roosevelt très proche des dirigeants de la société industrielle DuPont de Nemours. Une lourde taxation des cultures de chanvre fut votée aux États-Unis en 1937. Or, en 1938, DuPont de Nemours déposait le brevet … du nylon. L’histoire de l’humanité est parfois faite de hasard mais aussi, souvent, de rapports de force.
- « La Recherche », Mars 2003
- http://www.echosduchanvre.com/
- http://www.inti.be/ecotopie/chanvre.html
Martin Winckler
Merci d'avoir pris le temps de lire ce texte. Vous pouvez soutenir l'écriture de ces billets et la réalisation des livecoding par de nombreux moyens. Mais le plus beau moyen de me remercier est de simplement partager ce texte autour de vous.
Sauf mention contraire, tout le contenu de ce site est sous licence